Le mot du Bâtonnier - jeudi 17 mai 2018

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Pierre-Ann Laugery, Bâtonnier


Mes chers confrères,

A l’heure où je suis en train de mettre en place au plan local une nouvelle manifestation afin de convaincre les chefs de notre juridiction de démonter les cages de verres installées à Nanterre et par là-même de se mettre en conformité avec les préconisations européennes et celles du défenseur des droits, Jacques Toubon, comme vient de le faire en partie le Président du Tribunal de Grande Instance de Paris, permettez-moi de revenir un instant sur le Projet de loi en vous soumettant les réflexions suivantes :

Durant plusieurs semaines, les professionnels du service public de la justice se sont mobilisés pour exprimer leur opposition profonde au projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022 et le Barreau des Hauts-de-Seine y a pris toute sa part.

Je vous livre cette analyse qui permet, comme tant d’autres, de poser le débat :


La justice va mal. 

Voilà une affirmation qui souffre peu de contestations, tant parmi les professionnels que parmi les justiciables.

Dotée d’outils désuets et de moyens largement insuffisants pour faire face à sa mission : la préservation des droits de chacun et le maintien de la paix sociale, la Justice, tantôt trop lente, tantôt trop expéditive, doit nécessairement être repensée.

Face à ce constat, deux visions s’opposent :

  • Faire plus et faire mieux, en augmentant les moyens de la justice pour lui permettre de répondre aux attentes légitimes du peuple français au nom duquel elle est rendue, en investissant dans la formation des professionnels, en mettant à leur disposition le temps et les outils nécessaire à l’élaboration de décisions de qualité et en créant des postes de magistrats et de greffiers.
  • Ou faire moins et moins bien, en réduisant le contentieux, en rognant sur les garanties des justiciables, en poursuivant une logique de réduction des coûts, antinomique avec le caractère intrinsèquement humain de ce service public particulier.

Sans surprise, le gouvernement a choisi à l’origine la deuxième option, et c’est bien là l’objet de la colère de notre profession qui s’est exprimée au point que la « négociation » a enfin été remise au goût du jour.

 Madame la Ministre de la justice affirme à l’envi que le projet qu’elle défend rapprochera le citoyen de son juge et améliorera la qualité des décisions de justice.

 Nous affirmons toujours que le contraire se produira, et que quiconque lit le projet de loi ne pourra que s’en convaincre.

Comment croire que la centralisation de certaines matières judiciaires garantira à chaque citoyen l’accès à une justice proche de chez lui ?

En quoi imposer aux justiciables un préalable à la saisine du juge dans tous les litiges civils, préalable payant et dispensé par des organismes privés, les rapprochera-t-il de leur justice ?

Comment admettre que la suppression de la rencontre entre le juge et les justiciables, et du débat oral que constitue l’audience, permettant à chacun d’être entendu, conduira à des décisions de qualité, humaines et équilibrées ?

Qui peut croire qu’un employé administratif, un huissier ou un notaire, appliquant un barème, sera plus à même qu’un juge, de prendre en compte la situation personnelle de chacun pour réviser le montant d’une pension alimentaire ?

Comment accepter qu’une condamnation puisse être prononcée par le parquet sans aucun contrôle d’un juge indépendant ?

Comment affirmer la qualité de la justice lorsque l’on propose de faire de la comparution immédiate, incontestablement moins respectueuse des droits de la défense et par nature expéditive, l’orientation privilégiée en matière pénale ?

Imagine-t-on un seul instant, en proposant de réduire encore la collégialité, en première instance comme en appel, qu’un seul juge puisse mieux que trois réunis ?

Et que dire des victimes, qui devront attendre deux fois plus longtemps pour saisir l’institution judiciaire et dont l’accès à un juge d’instruction ne sera plus garanti ?

La Justice ne doit pas seulement être dite, mais doit aussi donner le sentiment qu’elle a été bien rendue.

Ce sentiment ne peut pas naître chez celui qui n’aura jamais vu son juge, chez celui qui ne l’aura aperçu qu’au travers d’un écran ou encore chez celui qui aura assisté à son propre procès derrière des vitres en verre.

La justice est un pilier fondamental de notre Etat de droit et de notre démocratie, pas une chaîne de production qu’il s’agirait d’automatiser, pas une start-up à laquelle on pourrait appliquer le « business model » d’Amazon, pas un sommet qui ne serait accessible qu’aux premiers de cordée, ceux nés du bon côté, pas une soirée privée avec un contrôle à l’entrée.

Nous, avocats des petits, des licenciés, des expulsés, des divorcés, des exilés, des mal-logés, des exploités, des condamnés, mais aussi des chefs d’entreprise en difficultés,

Qui vivons au quotidien des dysfonctionnements du système judiciaire et son manque de moyens,

Qui luttons à chaque audience pour que les droits de nos clients soient respectés, que leurs explications soient entendues,

Qui portons leur parole malgré l’heure tardive et le peu de temps qui nous est imparti,

Qui connaissons leurs fragilités, leur découragement parfois, mais aussi leurs espoirs, leur volonté et leur soif de Justice,


Nous sommes inquiets de ce projet qui, sous couvert de modernité, éloigne un peu plus les justiciables de leurs juges,

Qui, au nom d’une prétendue efficacité, déshumanise la procédure judiciaire et heurte le serment que nous avons prêté.

Et, ce serment à l’esprit, nous nous élevons pour défendre les droits de tous, justiciables anonymes, nulle part représentés et pourtant tous impactés.

Il est hors de questions de « baisser la garde ».

Vous serez avisés de toutes les évolutions en cours et je demeure extrêmement vigilant.

Votre bien dévoué confrère.


Pierre-Ann Laugery
Bâtonnier de l'Ordre